mardi 19 octobre 2010

Le narcissisme

Le narcissisme consiste à une surévaluation et une admiration sans bornes de soi-même. Le narcissique se croit supérieur aux autres. Il n’y a que lui qui compte ; les autres n’ayant que peu d’importance à ses yeux. Le narcissisme peut être décrit comme un état d’expérience dans lequel l’individu, de même que ses sentiments, ses croyances, ses convictions, sont perçues comme étant réels, tandis que tout ce qui ne fait pas partie de sa personne ou ne correspond pas à ce qu’il croit, n’est ni réel, ni intéressant.

L’individu narcissique manifeste un grave défaut de jugement et est incapable d’objectivité. Il n’éprouve un sentiment de sécurité qu’à partir de la conviction profonde qu’il a de sa perfection, de sa supériorité, de ses extraordinaires qualités. Il doit s’en tenir à l’image narcissique qu’il a de lui-même pour être pleinement satisfait.

Si son narcissisme est menacé, l’individu se sent menacé dans tout ce qui est pour lui, d’une importance capitale. Quand les autres le critiquent, le méprisent ou mettent en doute « sa » vérité, qu’il considère comme absolue, le narcissique réagit avec colère. Il ne pardonne jamais à ceux qui l’ont blessé dans son narcissisme et il éprouve, la plupart du temps, un grand désir de vengeance.

Le narcissisme de groupe

La plupart des individus ne sont pas conscients de leur narcissisme ; ils ne le sont que de ses manifestations. Ainsi, ils éprouvent une considération extrême pour leur patrie, leur religion, leur groupe. Ils n’ont aucune difficulté à exprimer leur foi totale, puisqu’un tel comportement est jugé de façon positive par le groupe, c’est-à-dire comme étant une expression de leur piété, leur fidélité, leur dévouement.

S’ils devaient exprimer ces sentiments à l’égard de leur propre personne ; s’ils disaient par exemple : « Je suis l’être le plus merveilleux du monde » ou « Je vaux beaucoup plus que n’importe qui », les narcissiques seraient considérés comme excessivement vaniteux et même pas très sains d’esprit. Mais comme ils le font pour un groupe, ils sont admirés. Ils peuvent alors donner libre cours à leur narcissisme, tout simplement parce qu’ils sont socialement approuvés et confirmés.

Dans le narcissisme de groupe, l’objet n’est plus l‘individu, mais le groupe auquel il appartient. L’individu peut alors exprimer librement son narcissisme, sans aucune restriction. Affirmer que son pays (ou sa religion, son groupe, etc.) est le plus merveilleux, le plus cultivé, le plus puissant, ne semble pas exagéré, au contraire, ce langage devient l’expression de la foi, du patriotisme. Parce qu’il est partagé par un groupe, ce jugement paraît tout à fait réaliste et rationnel.

Le narcissisme de groupe a plusieurs fonctions. Il vise la solidarité et la cohésion du groupe et surtout, il favorise la manipulation en faisant appel aux préjugés narcissiques. De plus, il devient très important pour ceux qui ont peu l’occasion de se sentir valorisés. Même le plus humble trouve une compensation à sa condition misérable, en se disant : « Je fais partie du groupe le plus merveilleux qui soit. N’étant qu’un être sans importance, je deviens un géant en appartenant à ce groupe ».

Le narcissisme et le fanatisme

Ceux dont le narcissisme se rapporte à un groupe sont les plus susceptibles de devenir fanatiques. Ils réagissent avec rage à la moindre blessure, réelle ou imaginaire, infligée au groupe. On peut même affirmer qu’ils réagissent beaucoup plus intensément que s’ils étaient eux-mêmes visés. Un individu peut éprouver quelque doute en ce qui concerne sa propre image narcissique, mais il n’en éprouve jamais, en tant que membre d’un groupe, puisque son narcissisme est partagé par la majorité.

L’image narcissique du groupe est exaltée, tandis que les autres (les ennemis, les infidèles) sont rabaissés au rang le plus bas (pourceaux, damnés). Le membre du groupe devient le défenseur de la foi, de la dignité humaine, de la morale et du droit. Des intentions diaboliques sont prêtées aux ennemis : ils sont perfides, cruels, fondamentalement inhumains. La violation d’un symbole du narcissisme de groupe (livre sacré, crucifix, drapeau, etc.) est suivie d’une réaction de colère tellement intense qu’elle entraîne les pires atrocités.

Le narcissisme de groupe conduit inévitablement au fanatisme. Il est la source la plus importante de l’agressivité humaine. Il diffère des autres formes d’agressivité, en ce sens qu’il atteint des niveaux de barbarie inégalés. On n’a qu’à penser au fanatisme religieux. Quelle autre forme d’agressivité pourrait conduire un individu à se faire sauter à la dynamite parmi une foule de gens qui n’ont rien à voir avec « la cause », si âprement défendue ?

Référence :

Fromm, Erich, La passion de détruire : anatomie de la destructivité humaine, Paris : Laffont, 2001, c1975

Suggestions de lecture sur le thème du narcissisme :

Behary, Wendy T, Face aux narcissiques : mieux les comprendre pour mieux les désarmer, Paris : Eyrolles, 2010
Delamaire, René, Qu’est-ce que les chefs ont de plus que nous ? Paris : Eyrolles, 2009
Dessuant, Pierre, Le narcissisme, Paris : Presses universitaires de France, 2007, c1983 (coll. « Que sais-je ? » 2058)
Kernberg, Otto, La personnalité narcissique, Paris : Dunod, 1997

dimanche 10 octobre 2010

Appropriation de soi

Aujourd’hui se propagent le stress, le harcèlement, la perte de sens et la souffrance dans le monde du travail. À l’échelon individuel, comment se protéger contre les méfaits de l’organisation du travail ? Comment parvenir à préserver une parcelle de soi-même, rester maître de son temps et résister à l’aliénation ?

Philosophie Magazine (mensuel numéro 39, mai 2010) répond à ces questions dans son dossier : « Le travail nuit-il à la santé ? ».

Abus d’investissement
« La volonté de s’accomplir coûte que coûte dans son travail peut avoir des effets pervers. Ainsi l’aliénation peut-elle naître d’une confiance trop naïve dans les puissances bienfaisantes du labeur, conduisant à en espérer davantage qu’il ne peut apporter. Cette tendance à tout vouloir de son travail est flattée par de nombreux managers. En offrant à leurs employés des conditions confortables et la possibilité de progresser rapidement en termes de carrière et de salaire, ils encouragent les individus à tout donner, au risque de leur vie privée et de leur santé. » (Michel Eltchaninoff, p. 55)

Attentes irréalistes à l’égard du travail
« Pourquoi le travail aurait-il pour effet de nous isoler, de nous affaiblir, de nous abattre ? Précisément parce que nous ne comptons pas sur lui uniquement pour gagner de l’argent. Nous en attendons des satisfactions personnelles et sociales, un moyen d’apprendre, de nous améliorer, de nous émanciper. L’aliénation est le nom de cet immense espoir déçu. » (Michel Eltchaninoff, p. 48)

Beauté intrinsèque de tout travail
« La solution serait d’affronter la réalité et les finalités de son travail, quitte à emprunter, si c’est possible, une autre voie. À moins de rabaisser ses prétentions et d’apprendre à respecter, dans les tâches les plus humbles et apparemment les plus absurdes, la beauté intrinsèque de tout travail. » (Michel Eltchaninoff, p. 55)

Réalisme et pessimisme
« Une certaine dose de réalisme ou de pessimisme sur les vertus du travail peut contribuer à nous rendre plus heureux. » (Alain de Botton, philosophe, p. 43)

Se tourner vers la philosophie
« De façon générale, les philosophes ont toujours été méfiants vis-à-vis du travail, notamment physique et servile. Ils ont aussi continûment mis en garde leurs semblables contre la médiocrité d’une vie qui serait tout entière dévolue à la survie ou à l’accumulation de richesses. À côté des nécessités économiques, les philosophes n’ont de cesse d’affirmer la nécessité de la contemplation et de la réflexion gratuite, pour que la condition humaine soit vraiment accomplie et digne d’être vécue. » (Alexandre Lacroix, rédacteur en chef, p. 39)

Temps privé
« La fin de l’aliénation dépend donc à la fois des conditions objectives de travail et de notre rapport intime à nos tâches. Ainsi savoir résister au désir de découvrir ses messages en temps réel ou respecter le temps privé permet-il, au moins dans un premier temps, de réduire cette aliénation qui touche à notre conscience elle-même. » (Michel Eltchaninoff, p. 52)

Une activité parmi tant d’autres
« Travailler est une nécessité, mais aussi, ne l’oublions pas, une immense fatigue. Il ne faudrait pas que cette activité coupe court à tous nos rêves, envahisse à chaque instant notre conscience, dirige nos émotions. Si notre survie dépend de notre obéissance aux diktats de l’univers professionnel, la vie est ailleurs. » (Alexandre Lacroix, rédacteur en chef, p. 39)

Voies multiples pour exprimer ses talents
« Bien travailler, prendre du plaisir dans son travail n’a pas toujours besoin d’être fait en référence à un but ultime grandiose. (...) Nous exagérons l’idée que seuls certains métiers donnent des gratifications. Les voies pour exprimer ses talents sont multiples. » (Alain de Botton, philosophe, p. 43)

À lire :

Honneth, Axel, La société du mépris, Paris : La découverte, 2006
Marx, Karl, Manuscrits de 1844, Paris : Flammarion, 2008
Stiegler, Bernard, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris : Galilée, 2009