mercredi 3 octobre 2007

Sur la route (Jack Kerouac)

On ne peut aborder "Sur la route" sans le restituer dans le contexte d’alors. Les États-Unis - l’Amérique comme l’on dit - viennent de gagner la Seconde guerre mondiale, de terrasser le fascisme avec l’aide de quelques alliés bien sûr, mais... Toute une jeunesse issue de la crise des années 30 a vécu ceci de loin, sans être directement impliquée. À la sortie du conflit, que trouvent ces jeunes autour d’eux, que leur propose l’« american way of life », quels idéaux pourraient les motiver ?

L’Amérique est le

- pays conformiste pudibond du consumérisme triomphant ;
- pays de l’aide à la reconstruction des vaincus d’hier et des alliés exsangues dans une approche au minimum clientéliste ;
- pays maccarthyste de la chasse aux sorcières ;
- pays ségrégationniste aux lois raciales dignes de l’apartheid afrikaner ;
- pays auto proclamé gendarme du monde face à « l’hydre rouge » qui engloutit l’Europe de l’est et une bonne partie de l’Asie ;
- pays aux certitudes vacillantes derrière son bouclier nucléaire face aux évènements de Chine et de Corée...

Certains, le plus grand nombre, s’y réfugient ou s’y plaisent, voire s’y complaisent. D’autres, à la marge, refusent et choisissent la voie de la liberté de l’homme, la voie de la "fureur de vivre" (1), du « faire la vie » au sens de vivre sa vie pleinement, de vivre une vie d’être humain. Beaucoup d’entre eux décident alors que cette voie ne peut être que sur la route, que leur vie ne peut être qu’une vie de routard allant sans but d’une ville à l’autre, d’un petit boulot à un autre, voyageant à pied, en stop, en clandestin dans des wagons de marchandises...

Sans but, pas vraiment, car ce qu’ils recherchent, c’est la rencontre, c’est l’Autre afin de se trouver eux-mêmes voire pour certains de tutoyer Dieu. Ils vivent ceci au travers d’expériences multiples et variées, n’en écartant aucune a priori, ni le sexe, surtout pas le sexe, ni l’alcool, surtout pas l’alcool, ni les drogues, surtout pas les drogues. Ils optent donc pour la voie de la transgression, la voie des "Clochards Célestes" qui pour certains trouvera ses fondements et son développement dans un bouddhisme hinayana largement syncrétique. Jean-Louis Lebris de Kerouac est de ceux-ci.

Né en 1922 au Québec dans une famille canadienne catholique d’origine bretonne tôt installée à Lowell dans le Massachusetts, il y est devenu Jack Kerouac. Il fait partie au cours des années 40 d’un groupe d’amis, fréquentant pour certains l’université Columbia de New York, pour d’autres les rues et les bars des quartiers vétustes. Il revendique « Les seules personnes qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout en un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent... » Il est fou de sexe dont les plaisirs lui font « entrevoir le paradis ». Kerouac est et restera toujours un mystique.

Cette assemblée à géométrie variable compte cependant quelques permanents, dont William Burroughs et Allen Ginsberg. Ceux-ci, comme Kerouac, ont soif de liberté et d’écriture hors de l’académisme ou de la manière de la Lost Generation des années 20, celle des Gertrude Stein, Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, Ezra Pound...

Un jazz nouveau, révolutionnaire, le be-bop, est leur musique, Charlie Parker, une idole, Dizzy Gillespie, Kenny Clarke et Thelonious Monk, ses saints. Cette musique est pour eux tous un déclic mais pour Kerouac c’est une véritable révélation (2) : il y a là un son, une virtuosité, une liberté mais surtout l’improvisation avec ses imprévisibilités. Il y a le rythme, le swing, l’évasion, c’est beat selon Herbert Huncke l’un des membres du groupe, mot dont Kerouac va faire sa chose. (3)

C’est le langage nu de l’émotion, le langage du blues, répétitif, litanique, scandé, le langage du quotidien pauvre de la rue, prenant, mais non dénué d’humour et de conviction. C’est l’équilibre entre une assise rythmique, une variation mélodique simple et le récit au jour le jour de l’errance. Voici rassemblés les éléments d’un style d’écriture à créer. (4)

Le passage à l’acte va se produire avec la rencontre de Kerouac et de Neal Cassidy organisée par Allen Ginsberg amant fugace de ce dernier. Neal Cassidy est un instable toujours en mouvement libéré des contraintes sociétales, menant une vie délirante dans laquelle alcool, drogue et sexe - il est bisexuel - font bon ménage. C’est le point de départ d’une amitié d’âme très forte. Son emprise sur Kerouac est immense. Les contraires s’attirent. Jack est le spectateur, Neal l’acteur. Il finit par le décider de quitter sa machine à écrire et sa mère (5) pour prendre la route. Cassidy a une réputation de conducteur hors pair et c’est sans encombre qu’il mène Kerouac de New York à San Francisco et inversement allant de l’une à l’autre de ces deux villes sans faire la moindre pause, si ce n’est pour faire le plein.

Kerouac refera plusieurs fois la traversée aller et retour du continent nord-américain entre 1947 et 1951 (6). Il ajoutera à cela plusieurs incursions au Mexique. De ces voyages trans-américains il va tirer la très longue histoire quasi autobiographique de son second roman publié, "On the Road". Le personnage principal en est Neal Cassidy alias Dean Moriarty, il est lui-même alias Sal Paradise. Il rédige ce texte en trois semaines sur des feuilles de papier japonais collées les unes aux autres en un très long rouleau (7) lors de longues séances de prose spontanée, inspirée du phrasé du jazz, seule technique capable, selon lui, de rendre dans la fiction la « profusion myriadique » de la vie réelle (8). En ce sens, l’écriture de Kerouac est purement cinématographique.

Voici ce qu’il en dit à Neal Cassidy : « Du 2 avril au 22, j’ai écrit 125 000 mots d’un roman complet, une moyenne de 6 000 mots par jour, 12 000 le premier, 15 000 le dernier. (...) L’histoire traite de toi et de moi sur la route... (...) J’ai raconté toute la route à présent. Suis allé vite parce que la route va vite... écrit tout le truc sur un rouleau de papier de 36 mètres de long (du papier-calque...) - Je l’ai fait passer dans la machine à écrire et en fait pas de paragraphes... Je l’ai déroulé sur le plancher et il ressemble à la route... » et ce qu’il en écrit à un autre ami : « ... (c’est) un roman picaresque situé en Amérique,..., qui traite simplement du stop et des chagrins, des difficultés, des aventures, des efforts et du labeur dans tout çà (deux garçons qui vont en Californie, un pour retrouver sa nana, l’autre à la recherche d’un Hollywood doré ou d’une illusion de ce genre, et ayant à travailler dans des fêtes foraines, des cantines, des usines, des fermes, tout au long de la route, arrivant en Californie pour ne rien y trouver... et repartant dans l’autre sens). »

Le manuscrit est proposé à plusieurs éditeurs qui tous tergiversent, surpris sinon scandalisés par la complexité (un très long paragraphe sans virgules) et la teneur du texte. Ils suggèrent à Kerouac de couper certains passages, ceux ayant trait à l’homosexualité et aux relations avec des mineures, en particulier, ce qu’il refuse de faire... jusqu’en 1957 (9). Joyce Johnson, sa compagne de l’époque traduit ainsi l’état d’esprit de Kerouac : « Ses sentiments au sujet de "Sur la route" étaient mitigés. Forcément. Il a senti que le manuscrit d’origine avait été trahi par le polissage et la mise en forme finale. Viking Press redoutait par-dessus tout la diffamation et l’obscénité. Ce n’était pas une période propice pour publier un livre comme "Sur la route". Ils ont vraiment retravaillé le manuscrit et aussi le ton employé par Jack - notamment cette éditrice du nom d’Helen Taylor. Et quand ils ont finalement envoyé à Jack un exemplaire relié, il n’avait pas eu l’occasion de voir la plupart des changements effectués. C’était une négation de ses droits fondamentaux d’écrivain. » Viking Press sort donc le livre dans une version « acceptable ».

Au lendemain de la publication, le critique littéraire du New York Times, Gilbert Millstein, conclut ainsi son article : « ... la déclaration la plus claire, la plus importante et la plus belle faite jusqu’ici par la génération que, voici quelques années, Kerouac a lui-même qualifiée de beat et dont il est le principal avatar. De même que "Le soleil se lève aussi", plus que tout autre roman des années 20, fut considéré comme le roman emblématique de la génération perdue, il semble certain que "Sur la Route" deviendra celui de la Beat Generation. »

La prophétie se réalisa, "Sur la route" fut le livre culte de la génération qui venait d’être baptisée. Ce succès tardif poussa Kerouac sous les projecteurs. À son corps défendant, il fut catalogué comme l’incarnation d’un courant qu’il n’avait aucun goût et peu d’aptitude à soutenir. À partir de ce jour il dut, selon son agent Sterling Lord, « affronter de nouveaux démons : la réaction du public, la célébrité, la notoriété. Mais dans ses quelques rares moments de quiétude, il était encore possible d’entrevoir le vrai Jack Kerouac. » (10)

L’engouement créé par ce livre déboucha un peu plus tard sur le mouvement beatnik dont les tenants se réclamèrent de la Beat Generation. Le nom avait été composé de beat et du suffixe nick, clin d’oeil au Spoutnik, premier satellite artificiel russe apparu au même moment et dont parlaient beaucoup les médias de l’époque. Kerouac s’en tint toujours éloigné, l’être du beat originel disparaissant sous l’exponentiel des oripeaux et des propos du paraître d’une mode mercantile. Ce courant trouva toutefois une continuité dans le mouvement hippie qui déferla sur l’Occident dans les années 60 porté par la génération du baby-boom. Aux États-Unis, cette jeunesse, plus politique que la précédente, s’opposa à la guerre du Vietnam et agit pour les droits civiques et la déségrégation. (11)

Le "faire la vie" devint le "faire l’amour pas la guerre" sur fond de paroles de protest songs aux accents folk (12), de blues blanc (13) et de sonorités rock n’ roll... Ce courant se dispersa dans le psychédélisme et des voies teintées de spiritualismes indo-asiatiques ou nord-amérindiens - dont le new age - avant que les baby-boomers intègrent progressivement la société libérale.

En 2001, la rédaction du American Modern Library inclut "Sur la route" dans sa liste des 100 meilleurs romans en langue anglaise du 20e siècle.

« Kerouac savait qu’il faut s’émouvoir, se serrer, pleurer : qu’on n’a qu’une vie. » (14)

En guise de conclusion :

Le meilleur de Kerouac, celui qui me prend le plus aux tripes, est parmi les romans : Tristessa (1955/1960/1982)* et Big Sur (1961/1962/1966), ou les écrits sur sa quête bouddhique : L’écrit de l’éternité d’or (1956/1960/1979) et Dharma (1953-1956/1997/2000). Ceci est un avis personnel qui n’engage que son auteur (rires) !

* (année d’écriture/année de publication/année de publication en français)


– Billet de Jean-Louis MILLET


Notes:


(1) Qui crèvera bientôt les écrans, portée par un autre mythe James Dean : La fureur de vivre.

(2) En 1958 Jack Kerouac a notamment enregistré un disque en compagnie des saxophonistes Al Cohn et Zoot Sims intitulé Blues and Haikus, où il récite de courts poèmes avec, en fond sonore, des solos improvisés de saxophone.

(3) Le terme Beat désignait au 19ème siècle les vagabonds voyageant clandestinement dans les wagons de marchandises. Mais pour ce qui nous concerne, Beat est un mot fourre-tout qui a donné lieu à de nombreuses interprétations. Pour son "inventeur" Huncke, cela signifie être dans la rue, battu, écrasé, perdant, au bout du rouleau. Puis, rapidement, cela glisse vers la musique avec "sympathetique" comme traduction des pulsations de la batterie, puis vers "cool" comme détachement absolu pour arriver finalement à une acceptation plus spiritualiste : "beatifique".

(4) À cette époque, le même vent de renouveau souffle sur la peinture. Un autre « clochard » fou de jazz et d’alcool va innover, Jackson Pollock, avec le drip painting

(5) Chez qui il se réfugie pour se soustraire au groupe et pouvoir écrire...

(6) Pour les trajets, voir :
http://ny-ca.net/home.aspx/
http://www.geocities.com/Athens/420...

(7) L’original a été vendu plus de 2 M$ en 2001...

(8) Voici ce qu’il en écrit à Allen Ginsberg en 52 « Esquisser [ Ed White a mentionné çà... « Pourquoi ne fais-tu pas simplement des esquisses dans les rues comme un peintre mais avec des mots... ? » ], c’est ce que j’ai fait... tout s’active devant toi... tu n’as qu’à purifier ton esprit et le laisser déverser les mots (que les anges de la vision font voler sans effort quand tu te tiens devant la réalité) et écrire avec 100% d’honnêteté à la fois psychique et sociale, etc., et frapper tout à fond, sans honte, bon gré mal gré, rapidement jusqu’à ne plus être conscient d’écrire parfois, tellement j’étais inspiré. »

(9) Durant cette période, il n’écrira pas moins de 10 ouvrages, romans ou recueils de poèmes qui seront tous publiés après le succès de "Sur la Route" !

(10) En 1967, Kerouac répond en français à Fernand Seguin de Radio Canada : Seguin rencontre Kerouac.

(11) En Europe - Tchécoslovaquie, Italie, Pologne, France... - cela déboucha sur les soubresauts étudiants très politisés de 1968. Le Japon, le Mexique et le Canada connurent aussi des violences.

(12) On pense bien sûr à Bob Dylan - qui lui aussi endossera à son corps défendant le costume de maître à penser d’une génération - et à Joan Baez, héritiers de Woody Guthrie et de Pete Seger.

(13) De Janis Joplin et de Joe Cocker par exemple.

(14) Sylvain Marcelli in L’Interdit, décembre 2001.

(15) Pour les paroles des chansons :

Bob Dylan
http://www.bobdylan.com/songs/roada...
Canned Heat
http://www.drfeelgood.de/c_heat/s_o...
Francis Cabrel
http://www.paroles.net/chansons/128...
Bernard Lavilliers
http://www.paroles.net/chansons/194...
Gérald de Palmas
http://www.paroles.net/chansons/222...
Raphaël
http://www.paroles.net/chansons/322...

Sources:

- Préface de Yves Buin et dossiers afférents in Kerouac, Jack, Sur la route et autres romans. Paris : Gallimard, 2003, 1419 p. (collection Quarto)

- Gifford, Barry et Lawrence Lee, Les vies parallèles de Jack Kerouac ; traduit par Brice Matthieussent. Paris : H. Veyrier, 1979, 320 p.

Mais aussi :

- Jack Kerouac
- Neal Cassady
- Sur la route
- "Kerouac écrit sur une Amérique qui n’existe plus" par Meghan ORourke
- Chronologie de la vie de Jack Kerouac (1922-1969)
- Hommage à Jack Kerouac
- "La Beat Generation et son influence sur la société américaine" par Elizabeth Guigou
- Errance de Kerouac
- Beatnik
- Hippie

lundi 1 octobre 2007

Jean-Louis Millet

Né en 1946 à Paris dans le quartier chargé d’histoire populaire de la Bastille où j’ai ensuite vécu 20 ans. Au sortir de la guerre, ce coin alors pauvre de la capitale, au passé révolté, était un melting pot des races, des ethnies et des religions et vivait un peu comme un village rendu cohérent et solidaire par sa précarité même. Là, j’ai été « perfusé » à l’humanisme de la tolérance cosmopolite. Ceci était tout à fait en phase avec la pensée camusienne à laquelle je souscrivais : lutter contre toutes les idéologies et les abstractions qui détournent de l’humain. Plus tard, j’ai spiritualisé l’ensemble avec des éléments de la pensée mahayana d’un zen soto occidentalisé.

Autodidacte curieux, j’ai été chimiste puis marketeur et enfin directeur de la communication. Durant ce parcours, je suis allé aux USA, en Israël, au Japon, à Taïwan...

Dans les relations sociales, j’ai développé une activité associative multiple en science et en sports.

Côté détente, j’enchaîne depuis toujours les bouffées de passion : Préhistoire, Basket (joueur), Folk song (guitariste), Chine, Minéraux et Fossiles (chercheur/collectionneur), Photographie, Protohistoire/ les Celtes, Japon, Bonsaï (collectionneur), Bouddhisme(s), Art asiatique, Religions, Ecriture (nouvelles), Poésie (haïkaï et vers libres), Art contemporain (peinture, sculpture, vidéo), avec au milieu de tout çà, des voyages : Italie, Allemagne, Belgique, Pays Bas, Espagne, UK, Antilles, Thaïlande, Afrique du Sud... et toujours en filigrane, la lecture, toutes les lectures.

Tout n’est-il pas dans les livres...

Ces passions sont rassemblées sur trois blogs :

Au hasard de connivences : art et poésie à quatre mains

Le musée improbable : un artiste, une oeuvre vs un artiste une oeuvre

Voix dissonante : car parfois le silence rend complice