samedi 13 février 2016

La cybernétique

« Nous sommes des naufragés sur une planète vouée à la mort. »
Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique

La cybernétique fournit l’une des principales clés permettant de comprendre la nature des mutations technologiques et culturelles en cours puisqu'elle a joué un rôle de premier plan dans la constitution d’un « paradigme informationnel » qui a germé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, nous sommes entrés dans « un monde sans frontières, tout entier voué à la communication et à l’échange d’informations (...). Un monde rendu plus rationnel par le contrôle et la gestion informationnels. Un monde peuplé d’êtres hybrides tels ces machines intelligentes, ces robots et cyborgs dont les médias annoncent chaque jour les nouveaux exploits. »

En niant l’héritage humaniste tout en promulguant une logique de désubjectivation, la cybernétique a ouvert une brèche profonde au cœur du principe d’humanité. Elle a rejeté les notions d’« autonomie subjective » et d’« intériorité subjective », présumant que « nous n’avons aucune expérience interne de la personnalité des autres ». La transformation radicale de la figure du sujet humain s'est opérée par la transformation de son rapport à la machine. En mettant l’accent sur les messages et les codes, la cybernétique en est venue à annuler les lignes de démarcation entre homme, ordinateur et environnement. Par l’extension de la notion de comportement, elle inclut la machine dans la catégorie universelle d’« être comportemental ». Cette conception a mené à une « ontologisation » de la machine.

- Céline Lafontaine, La société postmortelle : la mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, Paris : Éditions du Seuil, 2008 (résumé et extraits)

Le brillant essai de Céline Lafontaine permet de saisir tous les bouleversements qui affectent les sociétés modernes, dont la logique de désubjectivation et la négation de l’héritage humaniste. Comme le dit l’auteur, lorsque l’on prend conscience du lien traditionnellement établi en Occident entre la mémoire et la subjectivité, on se rend compte de l’ampleur du retournement philosophique induit par la cybernétique.

À lire aussi : Ronan Le Roux, "Cybernétique et société au XXIe siècle", Archive ouverte HAL, janvier 2014

vendredi 5 février 2016

Le responsable des ressources humaines (Avraham B. Yehoshua)

Une femme meurt dans un attentat terroriste. En soi, cela n’a rien d’inhabituel à Jérusalem. Sauf que, dans ce cas, personne ne vient réclamer le corps. Sur elle, on a retrouvé une fiche de paie permettant de l’identifier : Julia Ragaïev, quarante-huit ans, employée d’entretien dans une boulangerie industrielle de la ville. Au bout d’une semaine, le corps n’est toujours pas réclamé. Un employé de la morgue en informe un journaliste de petite envergure qui décide d’écrire un article sur un sujet haut en couleur en ces temps d’instabilité : le manque d’humanité d’une entreprise qui ne prend même pas la peine de s’inquiéter de l’absence d’une de ses employés. Le PDG de la boulangerie, un homme vieillissant qui souhaite retrouver la paix intérieure avant de tirer sa référence, convoque le responsable des ressources humaines et le charge de faire toute la lumière sur cette affaire.

C’est ainsi que les fils se tendent pour favoriser le décollage d’une histoire enlevante qui débute à Jérusalem pour se poursuivre dans une ex-république du bloc soviétique pour enfin revenir à Jérusalem. Une histoire qui tourne essentiellement autour de la quête du responsable des ressources humaines qui, agacé par le journaliste tout en autant que troublé par le destin tragique de cette femme, en fait une affaire personnelle.

Le roman est structuré en trois parties, une « passion en trois actes » comme l’indique l’auteur en sous-titre de son œuvre. Rien de très passionnel, pourtant, dans ce roman qui combine enquête policière, réflexion métaphysique et chronique sociale. Le héros, un homme de quarante ans, divorcé et père d’une fille adolescente, est incarné tout entier par une fonction, celle de responsable des ressources humaines ou de DRH. C’est à ce point que, nulle part dans le roman, l’auteur lui attribue un nom, une identité, si ce n’est celui d’un homme perturbé par l’hostilité des femmes : son ex-femme, d’abord, qui lui prend tout le pognon qu’elle peut lui prendre ; sa mère, ensuite, qui est mécontente de voir revenir son fils à la maison et qui l’accuse d’avoir laissé détruire sa famille ; sa fille, enfin, qui en a marre des disputes continuelles de ses parents.

C’est dans ce contexte que le DRH s’investit dans cette mission qui consiste à offrir une sépulture décente à cette femme dont la beauté « tatare » a quelque chose de mythique. L’enquête débute à la boulangerie, se poursuit dans le pays d’origine de Julia Ragaïev et se termine à Jérusalem où revient le DRH, après avoir trimbalé un cercueil pendant trois jours, pour enterrer cette femme, accompagné de son fils adolescent et de sa grand-mère. Au terme de sa mission, le PDG de l’entreprise s’indigne du peu de sens de toute cette affaire. Et c’est par cette réponse du responsable des ressources humaines que l’histoire se termine, sur une note teintée d’optimisme : « Le sens, monsieur, c’est à nous de le trouver. Et moi, comme toujours, je vous aiderai ».

J’ai profondément aimé ce roman qui, dans un style fort original, aborde une question tragique tout en ne négligeant pas la dimension personnelle et, par conséquent, universelle, de l’humain. Certes, le Proche-Orient doit composer avec un quotidien où la mort est parfois au bout de la rue. Mais cela n’occulte pas la difficulté de vivre du héros qui, attentat terroriste ou pas, s’interroge sur son destin. J’ai beaucoup aimé ce roman parce que l’auteur, malgré toute la lourdeur du monde, raconte des événements qui, avec un humour subtil mais constant, sait les mettre à notre portée. Ce qu’il faut retenir de ce roman, ce n’est pas nécessairement le culte mythique de Jérusalem, ville ouverte qui appartient à tous ceux qui se l’approprient (référence évidente au fils et à la mère de Julia Ragaïev qui reviennent y vivre à la fin du roman), mais plutôt cette rupture du quotidien personnalisée par cette quête au bout de laquelle le héros retrouve l’amour de sa fille et le respect de son ex-femme. Cela rappelle à tous ceux qui l’ignorent encore que c’est dans la mobilité que se manifeste l’humain en nous, car elle seule favorise le retour à soi si nécessaire au tournant de la vie.

Avraham B. Yeoshua est né à Jérusalem en 1936 dans une famille séfarade. Il est notamment l’auteur de L’Amant (1979), Un divorce tardif (1983), L’Année des cinq saisons (1990), Shiva (1995) et Voyage vers l’an mil (1998). Il vient de faire paraître La Mariée libérée (2005) aux éditions Calmann-Lévy.

Yehoshua, Avraham B., Le responsable des ressources humaines ; traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Paris : Calmann-Lévy, 2004.

– Compte rendu de Daniel Ducharme