vendredi 10 décembre 2010

Les falsificateurs (Antoine Bello)

Le héros des Falsificateurs s’appelle Sliv Dartunghuver et est islandais. À peine sorti de l’école, il est embauché par Baldur, Furvset et Thoberg, une firme de conseil en environnement basé à Reykjavik. Mais il s’agit d’une couverture car, dans les faits, il travaille pour le CFR, c’est-à-dire le Consortium de falsification du réel, une organisation aux allures de confrérie ayant des tentacules partout dans le monde.

Pendant les trois cents premières pages du roman, l’auteur décrit les opérations du CFR. Cela apparaît comme une sorte de jeu... mais, suite à une erreur de Sliv, tout bascule dans l’horreur. En poste à Cordoba (Argentine) sous les ordres de la jolie et ambitieuse Lena Thorsen, une Danoise qui parle couramment l’islandais, les Opérations spéciales du CFR dépêchent deux émissaires. Et voilà que le côté maffieux de l’organisation ressort au grand jour.... Soudain, le héros se trouve malgré lui complice d’un assassinat, ce qui l’amène à donner sa démission... qu’on lui refuse, bien entendu.

Mais tout se retourne en faveur du CFR qui, par la voix de Gunnar Eriksson, son père spirituel en quelque sorte, annonce à Sliv qu’il ne s’agissait que d’une manipulation destinée à l’aguerrir, qu’il n’y avait jamais eu mort d’homme. Autrement, les Opérations spéciales ont bien fait leur boulot... mais sans tuer personne. Il écope tout de même d’une suspension de six mois au terme de laquelle il est promu agent classe 3 et se retrouve en Sibérie pour suivre un cours de perfectionnement de trois ans. Ensuite, en raison de ses résultats exceptionnels, il est intégré aux Opérations spéciales. Quant à la finalité du CFR, on n’en sait rien...

Les falsificateurs est un roman ludique d’une construction narrative sans faille. On prend plaisir à le lire, bien entendu, même si le récit est parsemé de passages didactiques - les dossiers sur lesquels travaille Sliv. On apprend ainsi plusieurs choses sur les Bochimans du Botswana, sur les aléas de l’industrie du pétrole, sur la police secrète est-allemande - la Stasi -, etc. Par contre, quitte à inventer une organisation comme le CFR, pourquoi l’avoir imaginée à l’image d’une bureaucratie lourde, fortement hiérarchisée, qui rappelle les organisations internationales comme l’Unesco ou le PNUD ? Une organisation presque anachronique à l’heure actuelle... L’auteur aurait eu tout intérêt à lire Henry Minzberg, le spécialiste en théorie de l’organisation, pour visiter d’autres modèles... Dernier reproche qui ne doit pas, cependant, vous décourager de lire ce roman brillant : on ne sait toujours pas, au bout de 500 pages, quelle est la finalité du CPR... et, au lieu du mot « fin », l’auteur inscrit « à suivre » à la fin de son récit. Bref, il faudra lire la suite pour apprendre davantage...

Cette suite s’intitule Les éclaireurs et est parue en 2009 chez Gallimard.

Antoine Bello est un écrivain français né à Boston en 1970, ce qui lui confère d’office la nationalité américaine. Dès 1996, il publiait un recueil de nouvelles - Les funambules (1996) suivi de peu par Éloge de la pièce manquante (1998). Il vit à New York.

Bello, Antoine, Les falsificateurs, Paris : Gallimard, 2007, 501 p.

– Compte rendu de Daniel Ducharme

mercredi 1 décembre 2010

Le mécanisme du stress

Qu’est-ce que le stress ?

Le stress est un terme général qui sert à désigner la réaction d’un organisme à une agression, un agent, ou aux facteurs qui sont à l’origine d’une agression. Par réaction, on entend : « une mobilisation physiologique ou psychique de l’organisme ». Le stress désigne également, une action violente, exemples : un bruit intense, un grand choc émotionnel, une vive contrariété, etc.

Il est normal de ressentir du stress. Ce dernier ne pose aucun problème lorsque l’organisme retrouve son équilibre dans un laps de temps raisonnable. Dans bien des cas, le stress peut même s’avérer bénéfique. Mais s’il perdure ou s’il est mal géré, les mécanismes qui assurent un retour à l’équilibre ne peuvent agir efficacement et c’est alors qu’apparaissent les problèmes majeurs.

Le stress psychologique

Le stress psychologique désigne l’ensemble des réactions émotionnelles à une pression interne ou externe. Il peut s’agir d’un stress momentané ou d’une réaction émotionnelle, devenue chronique. Le stress psychologique est normal car la vie met continuellement des embûches à la satisfaction de nos besoins. Les évènements qui nous atteignent sur le plan psychique provoquent des émotions diverses.

Le stress peut consister en de l’inquiétude, du découragement ou de la colère. Par contre, l’expression « se sentir stressé » est aussi vague que « se sentir bien » ou « se sentir mal ». Or, pour avoir de la prise sur cet état, il faut absolument identifier les émotions qui composent le stress. Dans certains cas, le fait de subir de la pression ou la conviction que la situation est sans issue, peuvent provoquer un état de stress intense.

Nos émotions

Nous sommes tous habités par diverses émotions. Ce sont ces émotions qui nous indiquent de quoi est composé le stress. C’est aussi ce qui nous permet de nous orienter et d’agir de façon à bien le gérer. Dans toutes les situations, nous avons le choix de vivre pleinement nos émotions ou de bloquer le processus émotionnel. Si nous entravons le processus naturel, il en résulte des problèmes, entre autres : des tensions physiques, maux de tête, douleurs musculaires, digestion difficile, etc. La gravité des maux augmente lorsqu’on n’agit pas de façon appropriée pour faire face aux agents stressants.

Des tensions psychiques, telles que l’anxiété ou l’angoisse, peuvent également apparaître, voire s’installer. Si ces tensions durent trop longtemps, les réactions sont susceptibles de dégénérer en graves problèmes, exemples : crise de panique, épuisement émotionnel, dépression, etc. Tel est le danger qui guette la personne souffrant de stress psychologique. Dans la mesure où la personne n’arrive pas à mieux se protéger, les effets du stress s’accumulent provoquant de sérieux dommages.

À quoi sert le stress ?

En tant que capacité de l’organisme à réagir à la pression, le stress est indispensable à la vie. Que deviendrions-nous si nous ne pouvions supporter la pression provoquée par les aléas de la vie ? Que serions-nous si nous étions incapables de régler les problèmes du quotidien ? Si nous ne pouvions gérer le stress, nous serions démunis et sans énergie devant les difficultés. Nous serions incapables de trouver des solutions ou de nous adapter à une situation.

Le stress bien vécu ne demande aucune intervention particulière. Cependant, si nous avons des raisons de croire que le stress nous cause de graves problèmes, il est important de prendre les dispositions afin qu’il ne dégénère. Il vaut mieux consulter un médecin avant qu’il ne soit trop tard car le stress peut conduire les gens à poser des gestes radicaux. Il est même la première cause de suicide chez les gens incapables de vivre un stress jugé trop intense.

À lire :

Michelle, Larivey, La puissance des émotions : comment distinguer les vraies des fausses ? Montréal : Éditions de l’Homme, 2002

mercredi 17 novembre 2010

Une enfance laconique (Santiago H. Amigorena)

En juillet dernier, je me suis rendu à la Grande Bibliothèque pour y chercher Ma dernière mémoire, un des derniers textes qu’a écrit Raymond Abellio avant de mourir, un auteur dont j’ai lu toute l’oeuvre romanesque au début des années 1980. En arrivant sur les lieux, j’ai constaté avec stupéfaction que les trois volumes de Ma dernière mémoire, qui pourtant figurait bien au catalogue de la bibliothèque, venaient d’être empruntés. En farfouillant sur les rayons, à droite de l’emplacement vide où devaient se trouver cet ouvrage, je suis tombé sur l’autobiographie d’un certain Amigorena intitulée Une enfance laconique, laquelle débute par cette simple phrase: « Le retour est un instant toujours lointain ». Séduit, je me suis rapidement saisi de ce livre avant qu’un autre hurluberlu ne l’emprunte. Les risques étaient minimes, sans doute, car cet auteur s’avère totalement inconnu, mais on ne sait jamais…

Outre une introduction fort succincte, Une enfance laconique compte deux parties. La première – Le premier cauchemar – s’étend sur une bonne centaine de pages qu’aucun chapitre ne découpe alors que la deuxième – La première lettre –, pourtant plus courte que la première, est structurée en trente-huit petits chapitres. Cette structure dichotomique donne déjà une bonne indication sur la construction du récit – atypique, non linéaire – qu’on s’apprête à lire. Mais là ne s’arrête pas la singularité de ce livre qui raconte «la vie d’un écrivain qui ne voulut jamais écrire, de la première à la dernière syllabe». Si Santiago H. Amigorena n’a jamais voulu écrire, c’est que l’écriture s’est présentée à lui comme l’unique moyen d’entrer en communication avec le monde. Pourquoi cela? Tout simplement parce qu’il est muet, ou du moins parce qu’il ne parle pas, s’enfonçant dans le mutisme depuis sa petite enfance, un mutisme dont personne n’a réussi à l’en faire sortir au cours des premières années de sa vie qu’il vécut à Buenos Aires (Argentine), puis à Montevideo (Uruguay) à partir de l’âge de six ans.

En fait, tout le récit que fait Amigorena de son enfance tourne autour de deux événements somme toute mineurs, événements qui correspondent aux deux parties de son autobiographie. Le premier cauchemar s’avère en quelque sorte le prétexte à une réflexion sur la mémoire, le souvenir et l’oubli. Si je qualifie cet événement de mineur, c’est que, tout en souvenant avoir fait ce cauchemar, l’auteur est bien incapable de l’évoquer avec précision. Comme il l’écrit lui-même: « Un souvenir émergeant des flots opaques de l’oubli est toujours devenu dans ma vie, ma lointaine vie, une pelletée de terre de plus extraite de l’abîme qui me sépare déjà du monde » (p. 103). Mais oublions ce premier cauchemar assez typique des cauchemars d’abandon nocturne que font de nombreux enfants de par le monde, cauchemars qui témoignent d’ailleurs assez bien de la volonté autobiographique dont la difficulté suprême consiste à dire pour la première fois ce qui cependant a été déjà dit des milliers de fois, «répétant inlassablement ce qui pourtant n’a jamais été dit » (p. 69). Oublions, donc, ce cauchemar pour nous concentrer sur l’inessentiel, sur l’accessoire qui, dans ce livre, atteint véritablement le sommet de la virtuosité littéraire quand Santiago Horacio (Saint-Jacques Horace, en français) raconte les origines de sa famille issue de deux lignées distinctes: la maternelle, juive polonaise, et la paternelle, catholique espagnole dont les aïeux n’ont cependant pas hésité à se «marier» avec des nombreuses autochtones du sud de l’Argentine. Dans la première partie de cette autobiographie, le récit des origines de l’auteur constitue une longue digression digne des écrits épiques de Gabriel Garcia Marquez et qui atténue, en fin de compte, la portée symbolique de ce premier cauchemar. Quant à la deuxième partie – La première lettre –, elle compte des textes plus courts, plus incisifs aussi, qui racontent la découverte des mots et, en quelque sorte, de l’écriture, laquelle se manifeste par une simple lettre que l’auteur rédige à l’intention de sa tante, émigrée en Angleterre.

Le retour de mémoire, dont il est question dès la première phrase de ce livre, s’effectue à Paris alors qu’Amigorena vient tout juste d’avoir trente ans et qu’il reprend l’écriture après quatre ans d’interruption. C’est de là qu’il écrit maintenant, donc, et c’est en français qu’il le fait, sa langue d’adoption. C’est sans doute ce qui explique que son livre soit rangé sous « autobiographies littéraires françaises », juste à côté des mémoires de Raymond Abellio. C’est tout ce que je sais du maintenant de cet auteur et, pour en savoir davantage, il faudra lire la suite de cette étrange autobiographie dont je recommande la lecture à tous ceux qui, comme moi, parfois, estiment que « le langage est l’ombre du silence ».

Santiago H. Amigorena est né à Buenos Aires en 1962. Après Une enfance laconique, il a fait paraître une suite de deux ouvrages à cette autobiographie – Une jeunesse aphone (2000) et Une adolescence taciturne –, tous deux publiés chez P.O.L. La notice biographique qui lui consacre cet éditeur nous apprend qu’il a rédigé une trentaine de scénarios de film. Pour le reste, son éditeur brouille plutôt les cartes quant au parcours de cet écrivain hors normes.

Amigorena, Santiago H. Une enfance laconique. Paris, P.O.L., 1998.

– Compte rendu de Daniel Ducharme

mardi 19 octobre 2010

Le narcissisme

Le narcissisme consiste à une surévaluation et une admiration sans bornes de soi-même. Le narcissique se croit supérieur aux autres. Il n’y a que lui qui compte ; les autres n’ayant que peu d’importance à ses yeux. Le narcissisme peut être décrit comme un état d’expérience dans lequel l’individu, de même que ses sentiments, ses croyances, ses convictions, sont perçues comme étant réels, tandis que tout ce qui ne fait pas partie de sa personne ou ne correspond pas à ce qu’il croit, n’est ni réel, ni intéressant.

L’individu narcissique manifeste un grave défaut de jugement et est incapable d’objectivité. Il n’éprouve un sentiment de sécurité qu’à partir de la conviction profonde qu’il a de sa perfection, de sa supériorité, de ses extraordinaires qualités. Il doit s’en tenir à l’image narcissique qu’il a de lui-même pour être pleinement satisfait.

Si son narcissisme est menacé, l’individu se sent menacé dans tout ce qui est pour lui, d’une importance capitale. Quand les autres le critiquent, le méprisent ou mettent en doute « sa » vérité, qu’il considère comme absolue, le narcissique réagit avec colère. Il ne pardonne jamais à ceux qui l’ont blessé dans son narcissisme et il éprouve, la plupart du temps, un grand désir de vengeance.

Le narcissisme de groupe

La plupart des individus ne sont pas conscients de leur narcissisme ; ils ne le sont que de ses manifestations. Ainsi, ils éprouvent une considération extrême pour leur patrie, leur religion, leur groupe. Ils n’ont aucune difficulté à exprimer leur foi totale, puisqu’un tel comportement est jugé de façon positive par le groupe, c’est-à-dire comme étant une expression de leur piété, leur fidélité, leur dévouement.

S’ils devaient exprimer ces sentiments à l’égard de leur propre personne ; s’ils disaient par exemple : « Je suis l’être le plus merveilleux du monde » ou « Je vaux beaucoup plus que n’importe qui », les narcissiques seraient considérés comme excessivement vaniteux et même pas très sains d’esprit. Mais comme ils le font pour un groupe, ils sont admirés. Ils peuvent alors donner libre cours à leur narcissisme, tout simplement parce qu’ils sont socialement approuvés et confirmés.

Dans le narcissisme de groupe, l’objet n’est plus l‘individu, mais le groupe auquel il appartient. L’individu peut alors exprimer librement son narcissisme, sans aucune restriction. Affirmer que son pays (ou sa religion, son groupe, etc.) est le plus merveilleux, le plus cultivé, le plus puissant, ne semble pas exagéré, au contraire, ce langage devient l’expression de la foi, du patriotisme. Parce qu’il est partagé par un groupe, ce jugement paraît tout à fait réaliste et rationnel.

Le narcissisme de groupe a plusieurs fonctions. Il vise la solidarité et la cohésion du groupe et surtout, il favorise la manipulation en faisant appel aux préjugés narcissiques. De plus, il devient très important pour ceux qui ont peu l’occasion de se sentir valorisés. Même le plus humble trouve une compensation à sa condition misérable, en se disant : « Je fais partie du groupe le plus merveilleux qui soit. N’étant qu’un être sans importance, je deviens un géant en appartenant à ce groupe ».

Le narcissisme et le fanatisme

Ceux dont le narcissisme se rapporte à un groupe sont les plus susceptibles de devenir fanatiques. Ils réagissent avec rage à la moindre blessure, réelle ou imaginaire, infligée au groupe. On peut même affirmer qu’ils réagissent beaucoup plus intensément que s’ils étaient eux-mêmes visés. Un individu peut éprouver quelque doute en ce qui concerne sa propre image narcissique, mais il n’en éprouve jamais, en tant que membre d’un groupe, puisque son narcissisme est partagé par la majorité.

L’image narcissique du groupe est exaltée, tandis que les autres (les ennemis, les infidèles) sont rabaissés au rang le plus bas (pourceaux, damnés). Le membre du groupe devient le défenseur de la foi, de la dignité humaine, de la morale et du droit. Des intentions diaboliques sont prêtées aux ennemis : ils sont perfides, cruels, fondamentalement inhumains. La violation d’un symbole du narcissisme de groupe (livre sacré, crucifix, drapeau, etc.) est suivie d’une réaction de colère tellement intense qu’elle entraîne les pires atrocités.

Le narcissisme de groupe conduit inévitablement au fanatisme. Il est la source la plus importante de l’agressivité humaine. Il diffère des autres formes d’agressivité, en ce sens qu’il atteint des niveaux de barbarie inégalés. On n’a qu’à penser au fanatisme religieux. Quelle autre forme d’agressivité pourrait conduire un individu à se faire sauter à la dynamite parmi une foule de gens qui n’ont rien à voir avec « la cause », si âprement défendue ?

Référence :

Fromm, Erich, La passion de détruire : anatomie de la destructivité humaine, Paris : Laffont, 2001, c1975

Suggestions de lecture sur le thème du narcissisme :

Behary, Wendy T, Face aux narcissiques : mieux les comprendre pour mieux les désarmer, Paris : Eyrolles, 2010
Delamaire, René, Qu’est-ce que les chefs ont de plus que nous ? Paris : Eyrolles, 2009
Dessuant, Pierre, Le narcissisme, Paris : Presses universitaires de France, 2007, c1983 (coll. « Que sais-je ? » 2058)
Kernberg, Otto, La personnalité narcissique, Paris : Dunod, 1997

dimanche 10 octobre 2010

Appropriation de soi

Aujourd’hui se propagent le stress, le harcèlement, la perte de sens et la souffrance dans le monde du travail. À l’échelon individuel, comment se protéger contre les méfaits de l’organisation du travail ? Comment parvenir à préserver une parcelle de soi-même, rester maître de son temps et résister à l’aliénation ?

Philosophie Magazine (mensuel numéro 39, mai 2010) répond à ces questions dans son dossier : « Le travail nuit-il à la santé ? ».

Abus d’investissement
« La volonté de s’accomplir coûte que coûte dans son travail peut avoir des effets pervers. Ainsi l’aliénation peut-elle naître d’une confiance trop naïve dans les puissances bienfaisantes du labeur, conduisant à en espérer davantage qu’il ne peut apporter. Cette tendance à tout vouloir de son travail est flattée par de nombreux managers. En offrant à leurs employés des conditions confortables et la possibilité de progresser rapidement en termes de carrière et de salaire, ils encouragent les individus à tout donner, au risque de leur vie privée et de leur santé. » (Michel Eltchaninoff, p. 55)

Attentes irréalistes à l’égard du travail
« Pourquoi le travail aurait-il pour effet de nous isoler, de nous affaiblir, de nous abattre ? Précisément parce que nous ne comptons pas sur lui uniquement pour gagner de l’argent. Nous en attendons des satisfactions personnelles et sociales, un moyen d’apprendre, de nous améliorer, de nous émanciper. L’aliénation est le nom de cet immense espoir déçu. » (Michel Eltchaninoff, p. 48)

Beauté intrinsèque de tout travail
« La solution serait d’affronter la réalité et les finalités de son travail, quitte à emprunter, si c’est possible, une autre voie. À moins de rabaisser ses prétentions et d’apprendre à respecter, dans les tâches les plus humbles et apparemment les plus absurdes, la beauté intrinsèque de tout travail. » (Michel Eltchaninoff, p. 55)

Réalisme et pessimisme
« Une certaine dose de réalisme ou de pessimisme sur les vertus du travail peut contribuer à nous rendre plus heureux. » (Alain de Botton, philosophe, p. 43)

Se tourner vers la philosophie
« De façon générale, les philosophes ont toujours été méfiants vis-à-vis du travail, notamment physique et servile. Ils ont aussi continûment mis en garde leurs semblables contre la médiocrité d’une vie qui serait tout entière dévolue à la survie ou à l’accumulation de richesses. À côté des nécessités économiques, les philosophes n’ont de cesse d’affirmer la nécessité de la contemplation et de la réflexion gratuite, pour que la condition humaine soit vraiment accomplie et digne d’être vécue. » (Alexandre Lacroix, rédacteur en chef, p. 39)

Temps privé
« La fin de l’aliénation dépend donc à la fois des conditions objectives de travail et de notre rapport intime à nos tâches. Ainsi savoir résister au désir de découvrir ses messages en temps réel ou respecter le temps privé permet-il, au moins dans un premier temps, de réduire cette aliénation qui touche à notre conscience elle-même. » (Michel Eltchaninoff, p. 52)

Une activité parmi tant d’autres
« Travailler est une nécessité, mais aussi, ne l’oublions pas, une immense fatigue. Il ne faudrait pas que cette activité coupe court à tous nos rêves, envahisse à chaque instant notre conscience, dirige nos émotions. Si notre survie dépend de notre obéissance aux diktats de l’univers professionnel, la vie est ailleurs. » (Alexandre Lacroix, rédacteur en chef, p. 39)

Voies multiples pour exprimer ses talents
« Bien travailler, prendre du plaisir dans son travail n’a pas toujours besoin d’être fait en référence à un but ultime grandiose. (...) Nous exagérons l’idée que seuls certains métiers donnent des gratifications. Les voies pour exprimer ses talents sont multiples. » (Alain de Botton, philosophe, p. 43)

À lire :

Honneth, Axel, La société du mépris, Paris : La découverte, 2006
Marx, Karl, Manuscrits de 1844, Paris : Flammarion, 2008
Stiegler, Bernard, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris : Galilée, 2009

jeudi 24 juin 2010

... la terre tourne plus vite...

Scruter
les abyssales langueurs
des escaliers d’acier bleui du temps
à la recherche d’un centre.

Faucher
les ombres vides
dans l’obscurité striée de rouge
d’une lamentable vie lamentée.

Renouveler l’œil
Désherber la lumière
dans une prairie de miroirs
Emplir ses bras de lointains clairs

Découvrir son rêve
d’un geste de la main
au cœur à corps ardent
des intervalles du silence

Toujours se hâter
car l’âge avançant,
la terre tourne plus vite...
... jusqu’au bout de l’envers.

– Poème de Jean-Louis MILLET

lundi 3 mai 2010

Apprendre à lâcher prise

Tout le monde aspire au bonheur, mais le stress intense dans lequel on vit nous empêche de goûter pleinement une vie heureuse. On a même souvent l’impression que le bonheur n’est pas pour nous. Or, il ne faut pas oublier que le bonheur réside, non pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de nous.

Une des principales causes du stress est ce désir de tout contrôler, non seulement les événements, mais aussi la vie des gens qui nous entourent. Quoi de plus valorisant pour l’ego que de dominer et contrôler les autres ? Cette attitude entraîne inévitablement des conflits, car personne n’aime se faire dominer ou dicter une ligne de conduite. On ne peut également contrôler tous les événements, car la vie est faite d’une suite d’imprévus sur lesquels nous n’avons aucun contrôle.

On retrouve chez les gens qui aiment contrôler, une volonté que tout soit fait selon leurs goûts. Leur désir de tout contrôler est si fort qu’il les pousse à en faire toujours plus afin de donner l’impression qu’ils sont indispensables. Ce faisant, ils s’épuisent, autant physiquement que mentalement, car ils vivent sous une tension constante.

On peut exercer un contrôle sur sa propre vie, mais pas sur la vie en général. Pour vivre heureux et en harmonie, il faut accepter les gens tels qu’ils sont ainsi que les événements que nous ne pouvons contrôler. Pourquoi s’en prendre à la température, aux bouchons de circulation, aux files d’attente, etc. Nos sautes d’humeur n’y changent rien. Elles ne font que nous rendre plus agressifs et plus stressés. D’où la nécessité de lâcher prise.

En apprenant à lâcher prise, on apprend à vivre en harmonie avec les gens et à composer avec les événements. On permet à notre sagesse intérieure de s’exprimer et, à la longue, on y gagne en sérénité. Dans cette optique, on ne se laisse pas déstabiliser par les difficultés de la vie. En développant une réaction saine face aux événements, on acquiert une philosophie indispensable pour faire face à toutes les situations.

Références :

Lamarre, Dolorès, Le temps de lâcher prise : s’ouvrir à la connaissance de soi, Montréal : Quebecor, 2009
Poletti, Rosette et Barbara Dobbs, Se désencombrer de l’inutile, Genève : Jouvence, 2008
Portelance, Colette, Les 7 étapes du lâcher-prise, Montréal : Éditions du Cram, 2009

jeudi 29 avril 2010

Françoise Hardy : Mon amie la rose

Seize ans après le Déclin de l’empire américain (1986), Denys Arcand réalise Les invasions barbares (2003), un film qui réunit les mêmes personnages que le Déclin et qui, comme celui-ci, connaît le succès au Québec et ailleurs dans le monde. Dans Les invasions barbares, Arcand décrit les méandres de l’agonie de Rémi, un professeur d’histoire assez porté sur la chose qui, atteint d’un cancer incurable, vit ses derniers moments. Ne nous attardons pas sur cet excellent film pour nous consacrer sur sa fin qui nous montre Rémi alité, entouré de ses amis. Là, devant les yeux ébahis de ses camarades, il raconte que, pendant toute sa vie, il s’est endormi le soir avec, dans son lit, les plus belles femmes du monde. Parmi ces femmes, le nom de Françoise Hardy figure en tête de liste. C’est d’ailleurs sur la chanson L’amitié que se clôt ce film, une fort jolie chanson, d’ailleurs, un véritable hommage à l’amitié, cette forme privilégiée de la relation humaine.

François Hardy représente à mes yeux l’archétype de la féminité française telle qu’on se l’imaginait à la fin des années 1960. À compter de l’âge de douze ans, je pensais aussi à elle, le soir, avant de m’endormir. Plus tard, à l’âge adulte, j’ai fini par l’oublier comme on oublie toujours, ingrats que nous sommes, nos premières amours pour les remplacer par d’autres qui, en fin de compte, n’en valent pas vraiment la peine. Puis elle a fini par épouser Jacques Dutronc, ce qui a vraisemblablement eu pour effet de décourager les amoureux les plus tenaces...

En toute honnêteté, à l’exception de Tous les garçons et les filles de mon âge, je ne connais pas bien les chansons de François Hardy. Après le visionnement des Invasions barbares, j’ai écouté L’amitié sur YouTube, de même que Voilà. Mais c’est Mon amie la rose qui retient toute mon attention. Après plusieurs écoutes, c’est celle-ci que j’ai envie de partager avec vous. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’une chanson étonnante pour une jeune fille d’à peine vingt ans, assez superficielle au premier abord. Étonnante parce que Mon amie la rose aborde le thème, assez rare dans la chanson de variété, du vieillissement et de la mort. Voici ses dernières strophes :

On est bien peu de chose
Et mon amie la rose
Est morte ce matin
La lune cette nuit
A veillé mon amie
Moi en rêve j’ai vu
Éblouissante et nue
Son âme qui dansait
Bien au-delà des nues
Et qui me souriait

Crois celui qui peut croire
Moi, j’ai besoin d’espoir
Sinon je ne suis rien
Ou bien si peu de chose
C’est mon amie la rose
Qui l’a dit hier matin

Étonnant - n’est-ce pas ? - de regarder une jeune femme, qui a toute la vie devant elle, chanter qu’elle est bien peu de chose et qu’elle finira poussière... Du coup, elle me plaît à nouveau, cette Françoise Hardy.

Je vous invite à écouter Mon amie la rose :



Françoise Hardy, qui est une excellente parolière, n’a toutefois pas écrit Mon amie la rose. C’est Cécile Caulier qui l’a faite pour elle en 1964.

– Billet de Daniel Ducharme

lundi 15 mars 2010

Le sourire d’Hélène Châtel

Je suis archiviste. En soi, cela n’a pas vraiment d’importance pour la compréhension de ce récit, si ce n’est que cela en constitue le point de départ, l’élément déclencheur qui a fait ressurgir dans mon esprit le sourire d’Hélène Châtel.

En tant qu’archiviste, je suis chargé entre autres choses d’analyser les calendriers de conservation des organisations soumises à la Loi sur les archives. Au Québec, cette loi oblige les organismes publics à faire approuver ces calendriers par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, institution dont je suis à l’emploi depuis quelques années. Sans entrer dans des détails fastidieux, disons simplement qu’il s’agit de tableaux de gestion dans lesquels sont établies des durées de conservation en fonction des grandes séries de dossiers qui ont cours dans les organisations. Mais ce qui intéresse au premier chef mon institution, c’est que dans ces tableaux se trouvent également consignées les décisions relatives au sort final des documents une fois les délais écoulés : élimination ou versement, c’est-à-dire destruction ou conservation permanente à titre de patrimoine documentaire de la nation.

En novembre dernier, je travaillais à l’analyse d’un calendrier de conservation en provenance d’une commission scolaire de l’est de l’île de Montréal. Il s’agissait d’une règle qui s’appliquait aux documents produits dans les écoles primaires. Elle indiquait que les dossiers des élèves ayant fréquenté l’école primaire avant 1970 pouvaient être éliminés à l’exception de ceux portant des noms de famille commençant par les lettres D, M et S. Cette règle de tri, que l’on n’applique guère aujourd’hui, n’a qu’un seul avantage : conserver un nombre relativement de restreint de documents parmi une grande série de dossiers de même nature. En me penchant sur cette décision, je me rendis soudain compte que mon propre dossier échapperait au couperet puisque mon nom - Dumas - commence par la lettre D. Par contre, celui d’Hélène Châtel, qui avait fréquenté l’école Sainte-Élisabeth en même temps que moi, allait être envoyé à la déchiqueteuse. Hélène, mon Hélène, la meilleure de la classe, allait donc mourir une seconde fois.

Et c’est ainsi que, subrepticement, tout me revint en mémoire.

***

J’allais sur mes neuf ans lorsque, en 1965, je commençais ma troisième année d’école primaire à Sainte-Élisabeth, une petite école de la 6e avenue à Pointe-aux-Trembles. Pour la première fois, les classes étaient mixtes. Dès les premiers jours, je remarquai la présence d’une petite fille aux cheveux châtains légèrement ondulés, aux yeux couleur noisette, aux lèvres charnues, au nez fin. Elle était assise sur le deuxième banc de la première rangée, sur la gauche. La maîtresse m’ayant assigné le cinquième banc de la première rangée de droite, je voyais Hélène de profil, légèrement en plongée. Tout de suite, je tombai éperdument amoureux d’elle.

Quelque chose d’étrange émanait de cette petite fille. Un air grave qui contrastait avec sa taille délicatement menue. Première de la classe, elle réussissait dans toutes les matières sans manifester le moindre effort. Elle répondait sans vanité aucune aux questions que posait madame Fréchette, la maîtresse. Elle ne levait jamais la main pour signifier qu’elle connaissait la réponse à une question. La maîtresse, après avoir fait en vain le tour des élèves, se tournait vers elle, d’un air plutôt blasé, et disait : « Hélène ? » Et cette dernière donnait la réponse sans enthousiasme, avec sa voix douce, à la sonorité mi-aiguë mi-grave, quasi monocorde en somme.

Hélène fut mon premier amour, mon premier grand amour. Un amour fou, en quelque sorte. La nuit, dans mon lit, je prononçais son nom, que je trouvais exquis. Collant mon visage contre l’oreiller, je m’exerçais à reconstruire son image. Puis je m’endormais, rêvant qu’à vingt ans j’allais la retrouver, l’épouser, lui faire des enfants. Le lendemain, je l’observais à l’école, de loin, en me promettant de corriger mes erreurs de physionomiste la nuit suivante.

Pour la conquérir, j’entrepris de mieux travailler à l’école. Après le repas du soir, je sortais mes cahiers fripés et repassais tout ce que j’avais appris dans la journée. Parfois, étonnée, ma mère me demandait : « Tu ne vas pas jouer dehors avec tes amis ? » Et moi, levant à peine la tête, je lui répondais : « Non, Maman, j’ai du travail. » Mais, en dépit de mes efforts, je n’ai jamais réussi à occuper le même rang qu’Hélène. Néanmoins, l’amour que je lui vouais me propulsa, me galvanisa, au point que j’obtins le troisième rang au deuxième trimestre de cette année-là. Cela fit la gloire de ma mère, la fierté de mon père... et l’envie de mes frères !

***

Tout ce qui monte redescend, dit-on. Dans mon cas, il serait plus juste de parler de chute ou de dégringolade. En effet, un jour de février 1966, alors que j’étais sans doute trop sûr de moi, je me fourvoyai complètement dans un contrôle d’arithmétique, inscrivant la réponse du deuxième problème à l’emplacement du premier et continuant à me tromper un peu partout. En dépit de mes explications et de mes « mais, Madame... », la maîtresse m’obligea à rester après la classe pour reprendre un à un tous les problèmes. J’en fus abasourdi car, de ma vie, il ne m’était jamais arrivé de rester à l’école après les heures de classe. Première humiliation. Pour m’aider à résoudre les exercices d’arithmétique, madame Fréchette demanda l’aide d’Hélène, mon Hélène dont, du haut de mes neuf ans, j’étais amoureux à en perdre haleine... Deuxième humiliation. Et comme si tout cela n’était pas assez, j’éclatai en sanglots, au moment où Hélène s’approcha de mon pupitre. On eut dit un petit ange dont le moindre pas semblait soulevé par la grâce. Voyant mon désarroi, la maîtresse vint me calmer et fit asseoir Hélène à mes côtés. Celle-ci, de sa voix mi-aiguë mi-grave, quasi monocorde en somme, mit fin à mon supplice en me donnant rapidement les réponses. Alors moi, pleurnichant doucement sans oser la regarder, animé par l’indignation que procure toute injustice, j’écrivis les réponses qu’elle me donnait, conscient qu’elle faisait en quelque sorte les exercices à ma place. Et conscient aussi que, en faisant montre de compassion à mon endroit, Hélène me prouvait combien elle était supérieure à tous les autres, y compris moi-même, bien entendu...

Une fois que j’eus recopié les problèmes au propre sur ma feuille d’exercices, Hélène se leva silencieusement et, avant de quitter la classe, m’adressa un petit sourire en coin, comme pour s’excuser de l’humiliation que la maîtresse venait de m’infliger. Pas un mot. Juste ce petit sourire en coin. Mais je le vis, ce sourire, car précisément à ce moment-là, j’osai lever la tête pour la regarder. J’aperçus alors le visage d’Hélène qui, en souriant, s’illumina pendant quelques secondes, laissant apparaître de jolies fossettes aux joues. Je vis ce simple petit sourire en coin, ce sourire fugace, si limité dans l’espace et dans le temps, ce sourire comme une arme qui vint, par le simple fait d’exister, anéantir toute l’injustice du monde, éradiquer tout le mal de la planète, ce sourire qui, enfin, me laissa croire à nouveau en l’humanité des hommes et des femmes, grâce à ce qu’il révéla : connivence, complicité, solidarité - des mots dont j’ignorais la signification exacte, mais dont je comprenais soudain la portée.

Pantois, encore sous le choc, je ramassai mes affaires et rentrai sans tarder à la maison, illuminé par ce sourire qui resterait à jamais gravé dans ma mémoire. Mona Lisa pouvait aller se rhabiller : le sourire d’Hélène Châtel, que je reçus comme une grâce en février 1966, changea le cours de mon existence.

***

Hélène habitait sur la 5e avenue, au sein d’une famille qui comptait une quantité innombrable d’enfants. Un peu plus tard, j’ai connu un de ses frères et deux de ses sœurs, mais elle, elle me fut toujours inaccessible. À la rentrée de septembre 1966, les garçons n’étaient plus avec les filles et, de toute façon, Hélène fréquentait une autre école. Je ne la revis donc que très rarement, mais chaque fois, quel que fut mon amour du moment, je tressaillais à sa vue. Cependant, jamais je n’osai l’approcher, lui parler. Seulement la regarder, de loin.

Je me souviens qu’un jour, alors que j’allais sur mes treize ans, je venais de me faire brutalement plaquer par Lucie Pagé, ma première copine. En rentrant à la maison, le cœur lourd, les yeux rougis par des larmes, j’aperçus Hélène de l’autre côté de la rue. Elle me jeta un regard et, dans son regard, j’ai cru comprendre qu’elle savait ce qui venait de m’arriver. Et avant qu’on ne s’éloigne trop l’un de l’autre, elle m’adressa encore une fois un petit sourire en coin, le même sourire qui avait illuminé mon existence le jour du contrôle d’arithmétique.

Je me souviens aussi que, deux ans plus tard, alors que je venais de subir une autre défaite amoureuse, auprès de Chantale Legendre (Chantal avec un e, comme on l’écrivait à l’époque), je la rencontrai par hasard à la sortie de la polyvalente Daniel-Johnson, école que fréquentait Chantale, et Hélène aussi. Encore une fois, elle me fit grâce de ce sourire en coin, ce même sourire, toujours, qui, en soulevant le monde, me redonna confiance en l’avenir. Pourquoi alors n’eus-je pas le courage de m’approcher d’elle pour lui dire : « Tu as raison, Hélène. Cette fille n’en vaut pas la peine, ne vaut pas ma peine. Seul compte le fait qu’à vingt ans je reviendrai te chercher pour que nous unissions nos destinées... » Sans doute n’étais-je pas aussi fou à quinze ans que je l’étais à neuf...

***

À la fin de mes études secondaires, je perdis Hélène de vue jusqu’au jour où j’entendis à nouveau parler d’elle. J’appris par mon amie Céline qu’elle venait de se suicider en se jetant devant le métro, un vendredi soir. À ce souvenir, je relis aujourd’hui le journal intime que je tenais à l’époque, journal dont voici un extrait :

Jeudi, 3 novembre 1977 - Je suis allé au collège du Vieux-Montréal où j’avais rendez-vous avec Céline. Je l’ai rencontrée, puis nous sommes allés au Robutel. Après, nous sommes allés nous promener en ville, puis Céline m’a accompagné jusqu’à l’université. C’est là qu’elle m’a annoncé une chose qui ne cesse de me tenailler depuis. Il s’agit d’une mortalité, une fille que j’ai connue jadis : elle s’appelle Hélène Châtel. Ce seul nom évoque en moi une partie de mon enfance [...]. Et elle est morte de quelle façon ? Vendredi dernier, soit le 28 octobre, elle s’est suicidée dans le métro. Je ne veux pas jouer un mélodrame, mais cela m’affecte énormément. J’aurais aimé la revoir, lui dire que je l’ai aimée secrètement pendant plusieurs années quand je n’étais qu’un enfant. Peut-être aurait-elle renoncé à son projet suicidaire ? J’ai vingt et un ans, maintenant. L’âge où je voulais aller la chercher.

***

Trente ans ont passé depuis que je n’ai plus vingt ans. Et voilà qu’Hélène, la petite fille tant aimée de mon enfance, m’est revenue en mémoire. En fait, je n’avais jamais su exactement ce qui s’était passé. À l’époque, Céline m’avait vaguement dit qu’elle s’impliquait à fond dans le milieu de la danse et qu’elle avait connu une déception amoureuse. Un homme en qui elle aurait investi toute sa confiance l’aurait abandonnée, ou quelque chose comme ça. Une déception amoureuse peut-elle vraiment conduire quelqu’un à s’enlever la vie ? Et dire que moi, à chacune des déceptions amoureuses qui ont parsemé mon existence (et Dieu sait si j’en ai connues entre 13 et 35 ans !), c’est le sourire d’Hélène qui me donnait le courage de passer à travers.

L’image de la fillette de neuf ans - cheveux châtains ondulés, yeux couleur noisette, lèvres charnues, nez fin - est toujours imprimée dans mon cœur, même après quarante années. Et elle le sera sans doute jusqu’à ma mort. Je n’ai jamais pu oublier cette petite fille qu’après tout je n’ai jamais vraiment connue. Je sais simplement que son regard désolé, ce petit sourire en coin, le jour où elle a fait mes exercices de calcul alors que j’étais en larmes, ne me quitteront jamais.

Le sourire d’Hélène Châtel est le bouclier contre les coups durs que la vie ne manque jamais de m’asséner. Ce n’est ni une arme blanche ni un poing américain. Un sourire de fillette, c’est tout. Un sourire qui aide à vivre.

- Nouvelle de Daniel Ducharme

Cette nouvelle a été publiée dans la revue Virages, no 42 (hiver 2008), p. 15-21.